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Santé numérique et accessibilité : l’angle mort du care digital ?

La santé numérique promet de rapprocher les patients des soins. Mais à force de parler d’innovation, n’a t’on pas oublié une chose essentielle : l’accès ?
Un service de santé inaccessible n’est pas un progrès, c’est une nouvelle forme d’exclusion. Dans un domaine où chaque détail compte, cette exclusion invisible devient un véritable problème de santé publique. Le digital devait réparer les inégalités d’accès, il en crée parfois de nouvelles.

Depuis dix ans, les plateformes de santé se multiplient : prise de rendez-vous, suivi de pathologies, téléconsultations, applications de prévention, parcours hospitaliers connectés.
Tout semble plus fluide, plus rapide, plus “centré patient”. Les portails de laboratoire affichent des graphiques élégants, les outils de suivi promettent des alertes intelligentes, et les sites institutionnels rivalisent d’efficacité technique. Mais derrière cette vitrine de modernité, une question dérange : à qui ces outils profitent-ils vraiment ?

En 2025, il faut encore qu’une personne malvoyante lutte pour consulter les résultats d’un laboratoire, qu’un patient âgé s’épuise à valider un simple formulaire, qu’une mère, bébé dans les bras, renonce à naviguer à une main. Pendant ce temps, Doctolib leader européen de la e-santé, licorne française… ne publie toujours pas de déclaration d’accessibilité en novembre 2025. Un véritable symbole, plus qu’un oubli.

Le numérique en santé s’adresse à tout le monde, mais il n’est pas pensé pour tout le monde. Cette dissonance entre l’intention et la réalité révèlerait-elle une faiblesse systémique : la santé numérique a t’elle mis la technologie au centre et l’humain en périphérie ?

L’accessibilité, maillon manquant du care digital

Le mot “care” évoque la bienveillance, la prise en charge, l’attention à l’autre. Il suppose une relation fondée sur l’écoute et la compréhension. Pourtant, dans la réalité des projets e-santé, cette dimension humaine s’arrête souvent là où commence le RGAA. On parle sécurité, interopérabilité, IA, conformité au RGPD – mais rarement de navigation clavier, d’alternatives textuelles ou de compatibilité lecteurs d’écran. L’accessibilité est encore perçue comme un correctif, pas comme un principe de conception. Pourtant, intégrer l’accessibilité, c’est concevoir autrement : penser chaque élément de contenu comme une porte ouverte, pas comme un obstacle. C’est anticiper la diversité des usages, des capacités, des contextes. C’est aussi éviter le paradoxe d’un “care digital” qui oublie celles et ceux qui en ont le plus besoin.

Une fracture silencieuse

Les publics concernés par le manque d’accessibilité ne sont pas marginaux. Ils sont nombreux, discrets, parfois invisibles :

  • Environ 28 % des Français vivent avec une limitation fonctionnelle durable (DREES – Le handicap en chiffres 2024)
  • 43 % des plus de 65 ans ont des difficultés à utiliser les services numériques. (IFOP)

Ces chiffres rappellent une réalité simple : la santé numérique ne peut pas se limiter à une logique d’efficacité. Elle doit rester un espace d’équité. Or, les interfaces complexes, les contrastes faibles, les formulaires non compatibles avec les aides techniques créent une barrière silencieuse. Résultat : une fracture d’usage qui s’ajoute à la fracture médicale. Un paradoxe insupportable pour un domaine censé incarner la solidarité, et un frein majeur à la promesse d’un système de santé universel.

Du “patient utilisateur” au “citoyen numérique”

Rendre une plateforme de santé accessible, ce n’est pas seulement corriger du code. C’est reconnaître que l’expérience de soin commence dès la première interaction numérique avant même la salle d’attente, avant la consultation. C’est accepter que l’accessibilité n’est pas un supplément d’âme, mais une condition de dignité.

Quand un service public ou hospitalier ne respecte pas le RGAA, il n’exclut pas seulement des utilisateurs : il abîme la promesse du care digital. Il dégrade la confiance, creuse les écarts et transforme l’innovation en contrainte. À l’inverse, un design accessible devient un acte de soin en soi un prolongement concret de la mission de service public.

4 leviers pour réconcilier santé numérique et accessibilité

  • Intégrer l’accessibilité dès le cadrage. Pas à la fin du projet. Au moment où l’on définit la cible, les parcours et les prototypes. L’accessibilité ne se rattrape pas : elle se construit.
  • Tester avec des utilisateurs concernés. Les outils d’audit ne suffisent pas. Rien ne remplace la voix des patients en situation réelle. Les tests utilisateurs doivent devenir une étape structurante des projets e-santé.
  • Former les équipes produit et design. Le RGAA n’est pas qu’une check-list : c’est une culture de conception universelle. Former, c’est transmettre une autre manière de penser l’expérience, plus inclusive, plus durable.
  • Mesurer la maturité numérique autrement. Un service de santé vraiment moderne n’est pas celui qui va uniquement le plus vite c’est celui que tout le monde peut utiliser. L’accessibilité devient ainsi un indicateur de qualité, au même titre que la sécurité ou la performance.

La santé numérique ne manque pas d’innovations. Ce qui lui manque, c’est une éthique de l’accès. Tant que l’accessibilité restera un onglet de conformité plutôt qu’un pilier de conception, le “care digital” restera incomplet. Parce qu’on ne soigne pas mieux avec la technologie si elle exclut ceux qui en ont le plus besoin. Le véritable progrès ne consiste pas à multiplier les applications, mais à garantir que chaque citoyen puisse s’en servir. Et si demain, la maturité numérique des établissements de santé se mesurait à leur capacité à inclure, à écouter, à rendre chaque parcours fluide et humain ?

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