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IA et transformation : faut-il vraiment craindre un « grand remplacement » ?

Depuis quelques mois, l’idée que l’IA permettrait de produire plus et de se passer de nombreuses compétences humaines s’est diffusée à une vitesse étonnante. Un récit culturel, une forme de contagion progressive qui dépasse largement le cadre IT pour imprégner toutes les conversations professionnelles, les arbitrages internes et parfois même les politiques d’embauche.

Sur LinkedIn, les exemples se succèdent. Les mêmes démonstrations, les mêmes chaînes d’automatisation, la même exaltation autour de contenus multipliés à grande vitesse sans intervention humaine.

Ça m’a pris des heures mais j’ai tout automatisé : ma chaîne de création de contenu, du texte au carrousel ! Plus besoin de graphiste, de freelance ou de concepteur-rédacteur… Commentez « carrousel » pour obtenir ma méthode.

Ce type de publication – devenu presque un genre en soi – illustre parfaitement le glissement à l’œuvre. Quant aux chiffres relayés dans le débat public, ils ne font qu’alimenter cet imaginaire. Comme le rappelait récemment Yann Ferguson, sociologue spécialiste de l’emploi et de l’IA, une analyse estime qu’un métier sur deux pourrait être profondément transformé par l’intelligence artificielle et qu’un métier sur dix pourrait voir sa part de tâches significativement réduite.

Et, c’est là que le véritable malentendu s’installe : une transformation n’a jamais signifié un remplacement, réduire des tâches n’a jamais signifié perdre de la valeur. Il dit seulement que la nature du travail évolue, pas qu’il s’évapore.

Quand la quantité prend le pas sur la qualité

Dans certaines démonstrations, la fascination pour la vitesse de l’IA prend des allures de culte technologique. Il y a quelques mois, lors d’une présentation, on me montrait comment générer un PowerPoint complet en quelques clics. L’effet « waouh » était indéniable, le contenu l’était beaucoup moins. Les slides s’enchaînaient : propres, alignées… mais sans véritable intention. L’ensemble ressemblait davantage à un assemblage rapide qu’à une pensée construite. Les visuels insérés automatiquement n’avaient aucune cohérence graphique, certains étaient même déformés. L’exemple parfait de ce que l’IA optimisait : la cadence mais pas la qualité.

Cette confusion de cadence et de qualité revient pourtant partout : automatiser serait améliorer, produire vite serait produire mieux. Ce malentendu tient à peu de choses : une idée simple, séduisante, presque intuitive. Puisque l’IA permet d’aller plus vite alors elle permettrait de faire mieux, et puisqu’elle permet de produire davantage alors elle pourrait remplacer. Mais la vitesse ne dit rien de la justesse et la quantité ne dit rien de la valeur. Ce que l’on mesure aujourd’hui, dans les discours comme dans les démonstrations, c’est un imaginaire de la performance très éloigné du réel. Un imaginaire où la productivité devient un argument en soi presque détaché de ce que l’on fabrique vraiment.

Pourtant, le véritable potentiel de l’IA ne semble pas là : l’IA est un outil de productivité et d’exigence qui excelle lorsqu’on lui demande d’explorer des pistes, d’ouvrir des alternatives, de déployer des variations, d’enrichir une réflexion. Elle devient fragile lorsqu’on lui confie la nuance, la cohérence, le sens, l’intention ou le tout automatisé. Car l’IA n’est après tout qu’un modèle statistique et une mécanique probabiliste, pas une véritable intelligence.

La prudence actuelle : véritable transformation ou récit commode ?

Ce malentendu de l’IA a dépassé largement le web depuis un certain temps et pénètre désormais toutes les strates des organisations françaises et mondiales. Un discours raisonne des sous-sols aux plus hauts étages : puisque l’IA permet de produire plus alors, elle permet de réduire le travail humain ? Elle installe l’idée qu’une accélération technologique pourrait presque naturellement réduire l’effectif humain en entreprise.

La tentation est grande de placer l’IA dans la conversation comme argument final : « Attendons de voir ce que l’IA va remplacer. » On le voit à travers les recrutements qui se figent, les fiches de poste qui se redéfinissent à l’infini, les décisions repoussées.

Le plus déroutant, peut-être, c’est que certaines organisations semblent sincèrement y croire. Elles ne reprennent pas ce récit pour faire semblant : elles l’adoptent comme une perspective crédible et le malaise s’installe. Non pas dans l’IA elle-même, mais dans la facilité avec laquelle on imagine qu’une technologie pourrait absorber la complexité du travail humain.

Ce climat d’ambiguïté est d’autant plus entretenu que certains grands groupes ont déjà commencé à évoquer l’IA comme motif de réorganisation. Ces derniers mois, plusieurs entreprises – Amazon, Goldman Sachs, Microsoft – ont annoncé des vagues de licenciements en expliquant que l’automatisation permise par l’intelligence artificielle permettrait de réduire certains postes ou de restructurer des départements entiers. Ces annonces, très médiatisées, renforcent l’idée que la transformation serait avant tout quantitative. Qu’elle consisterait à « faire plus avec moins », quitte à laisser entendre que la technologie absorberait mécaniquement des fonctions humaines.

Pourtant, ces décisions relèvent moins d’une démonstration réelle de capacité que d’un positionnement stratégique : afficher une modernisation rapide, rassurer les marchés ou préparer des arbitrages internes déjà engagés. Autrement dit : ces annonces ne valident pas la disparition des métiers. Elles valident seulement le pouvoir narratif de l’IA dans un contexte économique tendu.

L’effet produit, lui, est bien réel : il entretient la croyance que le mouvement est irréversible, que les organisations qui ne s’adaptent pas seraient en retard, et que l’IA installerait un nouveau standard d’efficience basé avant tout sur la réduction humaine.

Alors, est-ce vraiment l’IA qui freine les organisations à l’heure actuelle ? Dans ce paysage d’incertitudes budgétaires et politiques en France, l’IA ne fournit-elle pas un récit commode : un moyen d’habiller une hésitation, de justifier un ralentissement, de masquer une décision reportée ? Un écran peut-être bien plus confortable que la réalité.

Face aux promesses spectaculaires de l’IA, la tentation est grande d’y voir un substitut, un raccourci, un moyen d’alléger le travail humain. Cette lecture, séduisante en surface, occulte le véritable enjeu de l’avenir à construire pour les entreprises : celui de la qualité. Car demain la question ne sera pas qui produit « le plus » mais qui produit « le plus juste » et c’est dans cette exigence que se joue la vraie transformation.

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